Chronique annoncée d’une crise dichotomique

Derrière ce titre un peu ronflant se cache une réalité bien moins rutilante. Et surtout un avenir qui pourrait vous concerner, oui vous, derrière un écran en France.

« Quelle superficie cet appartement ? Combien de chambres ? Est-ce que le voisinage est calme, l’école est proche ? », ce sont quelques-unes des questions classiques pour une location. Pour les plus jeunes d’entre-nous, ou les plus connectés, cela peut-être « La fibre est dispo ? ».

Au Liban *la* question qui est posée en premier est « Combien d’heures d’électricité dans l’immeuble ? ». Et oui, dans un pays qui tirait sa fierté de ses hôpitaux (pays reconnu pour ses dentistes, ses opérations esthétiques et son système de santé, même s’il était avant tout pour ceux qui avaient les moyens), de ses centres d’affaires, de la finance et de son système éducatif (là encore à deux vitesses entre privé et public) la question qui préoccupe chacune et chacun d’entre nous au quotidien c’est de savoir combien d’heures le frigo pourra tenter de conserver les aliments.

Et cette interrogation c’est celle des nantis, des privilégiés, des expats ou des locaux aisés (les riches ont toujours leurs 24 heures d’approvisionnement). Pour les pauvres, qui représentent de plus en plus de monde, c’est plutôt de savoir quand allumer le chauffe-eau, faire tourner une machine pour le linge, et parfois d’espérer un peu de clim pour que les enfants bénéficient d’un peu plus d’heure de sommeil (parce que dormir le ventre presque vide avec 30 degrés sans courant d’air dans une chambre ce n’est pas possible).

EdL (voir les articles précédents) fourni péniblement 2 à 3 heures par jour, et pas sur tout le territoire. La dernière annonce en date est un black-out total d’ici fin septembre (oui, oui dans 3 jours). Alors il faut se rabattre sur les générateurs d’immeubles ou de quartiers. Seulement le fioul est cher et introuvable pour les générateurs d’immeubles et la mafia des générateurs de quartiers profite de la situation pour gonfler ses prix (et pour être juste, ils galèrent aussi à s’alimenter en mazout et leurs générateurs ne sont pas faits pour tourner 24/24). Ainsi il est actuellement courant de payer 2 millions de livres pour obtenir 8 heures de lumière. Après quelques jours c’est devenu tellement normal que l’envie de se révolter pour obtenir les 24 heures promises et payées est remplacée par l’angoisse de devoir payer plus pour encore moins d’heures. Comme dit un ami cela fait partie des petits bonheurs Libanais que d’avoir un week-end avec 16 heures dans la journée ! Presque aussi agréable que de trouver une boite d’aspirine avant d’avoir fait 10 pharmacies. Et 2 millions de livre c’est trois fois le salaire minimum …

Je ne compte plus les amis et contacts qui souhaitent que l’essence ne soit plus subventionnée du tout (ce qui est pratiquement le cas dans la réalité) dans l’espoir que cela règle les difficultés à faire un plein pour la voiture. Cette nouvelle épreuve de « la file de la honte » qui consiste à faire la queue 2 ou 3 heures au soleil, parfois plus pour espérer avoir 10 litres d’essence. Ou alors venir déposer sa voiture le soir, attendre la nuit (souvent en dormant dans le véhicule) pour être dans les premiers servis le matin. Bien sûr pour les plus nantis, pas de problème : acheter de l’essence au marché noir à 3 fois le tarif, envoyer un de ses employés attendre, connaitre les bons plans, les solutions sont multiples.

La vie au Liban, surtout à Beyrouth, s’apparente à une expérience de décroissance imposée et brutale. En quelques semaines la situation, à la traine depuis plus d’un an, s’est dégradée à une vitesse effroyable. Il fait chaud, il n’y a plus de pétrole, l’eau peut manquer (le pire c’est qu’il y a de l’eau, mais plus de quoi la pomper ou la distribuer) et les tensions s’accroissent chaque jour un peu plus. Une partie de la population (les plus pauvres souvent) favorise l’entre-aide, la solidarité. Certains profitent de la pénurie pour s’enrichir, quitte à marcher sur quelques têtes. Une situation qui pourrait demain s’étendre à l’Europe (et à l’Occident) : fin du pétrole bon marché, fin de l’eau bon marché, fin de l’énergie bon marché. Des enclaves où les plus riches auront tout le confort et toute la sécurité, avec gravitant autour d’eux une population affamée, apeurée, corvéable à merci en échange d’un peu de pain (rassi) quotidien.

Tout ceci, paradoxalement, nous incite à rester et à poursuivre notre aventure au pays du cèdre. Pourquoi ? Tout d’abord, l’honnêteté me pousse à le préciser, parce que nous ne vivons pas le quotidien des Libanais, Syriens ou Palestiniens. Nous avons la possibilité de quitter (oui c’est une expression locale) quand nous le voulons ou bien quand nous ne pourrons plus gérer le quotidien. Cela permet d’être plus philosophe sur les coupures électriques et le manque de médicaments. L’autre raison c’est une forme de fascination. Fascinés par la découverte des gens et des vies toujours. Plus nous faisons connaissance, plus nous accumulons les soirées ou les repas, plus nous comprenons que nous n’avions rien compris. Les relations inter-communautés, la résignation, l’espoir, la diaspora apparaissent sous un éclairage subtilement différent. Un très léger changement d’angle, un mot en plus ou en moins qui donnent une nouvelle couleur au film.

La fascination d’un voyeur qui ralentit sur l’autoroute en approchant d’un accident dans l’espoir d’apercevoir le sang, celle qui a fait le succès des documentaires animaliers mettant en scène un prédateur qui dévore sa proie encore vivante. Cette morbidité a fait le succès des films d’horreur (et des documentaires « mort en direct » précurseurs des snuff, dédicace à Pilote et notre jeunesse) et des chaînes infos bouclant les mêmes images d’un avion percutant un immeuble ad-nauseam. Je (parce qu’évidemment Petite Demoiselle ne vit pas cela et certainement que Madame pas de la même manière) suis scotché à regarder un pays s’enfoncer dans la crise alors que j’arpente ses rues chaque jour. C’est le Venezuela dans mon jardin ! Même à titre purement égocentrique : jusqu’où vais-je supporter les coupures Internet et électriques ? A partir de quelle somme je n’arriverai plus à boire l’eau en bouteille sans remord ? Quand deviendra-t-il dangereux de s’afficher avec un sac de course ?

Et en arrière plan cette pensée qui flotte, qui colle même, comme du pétrole gras sur l’eau de mer : dans combien de temps cela arrivera-t-il en France ? Chaque baisse des services publics, chaque privatisation, chaque fermeture de classe dans les écoles publiques, chaque fermeture de lit dans les hôpitaux c’est un pas de plus dans cette direction.

Pour ne pas vous laisser sur une impression de fin du monde (nous ne le vivons pas comme cela et continuons à rire avec les gens croisés au hasard), je vous promets sous peu un article sur une visite, une journée plage ou une rando. Un truc plus dans la style « expatrié touriste » quoi.

2 réflexions sur “ Chronique annoncée d’une crise dichotomique ”

  • 21 octobre 2021 à 12:37
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    Ce que tu décris c’est ce que j’ai vu dans les 2 ou 3 reportages sur le Liban ( Beyrouth en particulier ) dernièrement , ça fait quand même froid dans le dos pour les Libanais mais surtout pour vous ( notre famille ) qui êtes là-bas ☹️ … Je ne peux m’empêcher de me dire  » mais qu’est-ce-qu’ils foutent là-bas  » , en te lisant j’ai des réponses … mais quand même … Se pose la question : est-ce-que vous n’êtes pas en danger ? Surtout quand dernièrement il y a eu des tirs ( et des morts) à la Kalachnikov en plein Beurouth 😱… Ne pas être au mauvais endroit au mauvais moment , roulette russe quand même non ?

  • 23 octobre 2021 à 13:28
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    Je reprend la lecture des articles !
    Fascinant celui là…Vu de très loin, j’aurai peut être la volonté de vivre cela autrement que derrière un écran mais plutôt dans le cadre d’une année sabbatique autour d’un road trip à vélo, moto ou en Van. Votre situation me poserait un cas de conscience car difficile du jour au lendemain de se retrouver dans la position d’une personne privilégiée que j’aurai certainement du mal à assumer.
    Mais grâce à vous je peux lire un tout autre ressenti de la situation réelle au Liban, parfois bien différent de ce que nous laisse croire les médias !
    Enfin pour ne pas que ça arrive en France, j’encourage vivement de faire bloc en s’engageant, militant et votant !
    J’aime toujours me raccrocher à cette utopie si bien chanté par Patti Smith : People have the power !
    La bise du Lot

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