Seuls les Pokémons évoluent

Le reste du Monde change, vieillit, meurt, renait et le cycle recommence sans fin. Au Liban c’est la même chose en plus rapide. Imaginez que vous soyez attaché fermement sur le siège d’un de ces wagonnets fous sur une attraction construite en bois putrescible par des nains (oui, ok des personnes à verticalité contrariée, mais j’emmerde le politiquement correct) schizophrènes sous acide avec des outils prévus pour des géants, le tout entretenu par des ouvriers de la glorieuse époque des kolkhozes (avec la même qualité d’outillage). Vous êtes en place ? Et bien maintenant accélérez encore le manège et confiez le freinage à l’alcoolique immature et suicidaire qui a inventé la théorie du ruissellement (Oui Guim’ je sais, tu as raison, ce n’est pas une personne précise, simplement une suite sans fin d’arrogants plein de fric. Cependant pour ma description cela ne colle pas).
Cela fait flipper non ? La mort au bout de chaque virage et pourtant si vous survivez à un tour complet quel putain de kiff !

Bienvenu(e)s au Liban, le manège ne s’arrête jamais.

Depuis la fin du mois de novembre nous n’avons pas donné beaucoup de nouvelles. Disons que nous avons été un peu pris dans le quotidien et les difficultés de la vie d’expatriés.

Dans l’imaginaire de pas mal de personne qui ne connaissent pas le sujet (et donc pas toi cher lecteur qui au travers de la lecture de tous nos articles est devenu un spécialiste du domaine) la vie d’expatrié c’est plages au soleil, voitures de luxe, appartements de standing, putes et coke à volonté (ah non, pardon, je confonds avec la vie de militaires en OpEx).

Voyage, pas voyage ? Voyage !

Et bien au risque, assumé, de vous décevoir la vie d’expat’ est très loin de cela. Déjà parce qu’il n’y a pas une vie d’expatriés. Il faudrait parler des vies des différents types d’expatriés. Entre un enseignant célibataire en début de carrière dans un pays avec une faible prime de vie et un couple de diplo de longue date dans un pays classé à risque il existe toute une palette de vies. Non seulement les moyens financiers varient du simple au décuple (ce n’est pas une image ! Je pense même être en dessous de la vérité.) mais l’existence ne se résume pas à l’argent (tiens, c’est marrant cette phrase pourrait être attribuée à Matthieu Ricard et à Adam Smith, comme quoi …). Billets d’avion, passeports de service, aide appuyée de l’ambassade, détaxe de voitures, etc.

Bon je ne vais pas me plaindre (mince, j’aimais bien imaginer vos yeux humides, vos mentons tremblants, vos petits cœurs battant à l’unisson, vibrant d’amour-pitié pour nous) nous ne sommes dans aucune des deux catégories et même si la vie n’est pas une débauche de luxe indécent (c’est un truc de pauvre de trouver le luxe indécent ?) nous vivons dans un confort relatif (relatif à quoi ?) et pouvons voyager à travers le pays sans imposer des pâtes à tous les repas à Petite Demoiselle (à son grand dam).

Alors après cette longue, très longue, trop longue introduction faisons un résumé des hauts et des bas au quotidien d’une vie d’expat (en tous les cas de la notre).

Suite à l’histoire des passeports (pour les pré-alzheimer l’article est ici) nous n’avons pas pu quitter le territoire à la date prévue pour les vacances de Noël. Pour bien résumer les choses de manière concise (non, pas de remarques, merci !) cela donne :

  • Dépôt du dossier pour refaire les cartes de résidents. Dépôt en plusieurs fois puisque l’après-midi le ministère des affaires étrangères n’est pas alimenté en électricité et ne peut pas prendre les empreintes, la fois suivante il n’y a plus d’encre pour faire les photocopies des nouveaux passeports et nous devons revenir après avoir fait les copies nous-mêmes. Soyons bien clair : le personnel est adorable et fait tout son possible, aucune moquerie dans mes propos, c’est une simple constatation de ce que tout le monde subit au quotidien.
  • Départ pour la France, arrivée à l’aéroport, découverte que pendant l’instruction du dossier de renouvellement la sortie du territoire n’est pas permise. Retour à l’appartement à 03:00 du mat’, abasourdis et écrasés par ce sentiment d’être prisonniers à l’étranger, sans aucun recours. Et puis lentement la prise de conscience de la perte des billets d’avion et de la location de voiture.
  • Une semaine de combat quotidien (mention spéciale à Madame qui n’a rien lâché chaque jour plus remontée que la veille et bien décidée à tout tenter) pour faire avancer le dossier des cartes, appels à tous les contacts qui connaissent quelqu’un pouvant appuyer la demande (oui le népotisme est une valeur facile à critiquer depuis sa chaise devant sa télé. Les frontières sont plus confuses quand justement tu ne peux plus les franchir (tu saisis le subtil jeu de mots ?)).
  • Départ une semaine pile-poil après la date prévue, arrivée juste pour l’apéro le soir du réveillon de Noël. Merci à la famille pour sa patience et ses encouragements. Merci également à tous ceux sur place qui nous ont invité à partager le réveillon avec eux pour ne pas se retrouver seuls, ceux qui ont proposé des activités à Petite Demoiselle pour la changer des visites bureaucratiques à la chaine, ceux qui ont simplement envoyé une pensée.

Déménagement

Retour dans notre pays d’accueil, épuisés par une semaine marathon (et oui, deux semaines prévues de visite en France à faire rentrer en 7 jours !). Heureusement la première semaine de rentrée scolaire est repoussée (Covid, fériés, politique, ‘fin les choses habituelles quoi) et nous profitons de ces quelques jours de répit pour se reposer et surtout aller visiter l’appartement en cours de finition de nos amis. Hum ? Pardon ? Ah je ne vous ai pas dit ? Il se trouve que nous avons décidé de déménager ! Côté face : envie de découvrir d’autres quartiers, souhait de varier l’expérience du pays, volonté de s’offrir un peu de confort. Côté pile : marre de l’eau saumâtre, fatigués de jongler entre le chauffe-eau/le lave-linge/le chauffage pour ne pas faire tout disjoncter, épuisé de se geler la nuit, agacés de payer 150 dol’ par mois pour ne plus avoir d’électricité le matin tout en la payant à l’escroc mafieux du générateur privé, exaspérés par l’état de l’appartement qui s’effondre encore plus rapidement que le pays.

L’appartement de nos amis ne nous convient pas (un peu petit) ce qui est dommage car il est superbe (tout neuf, déco indus. La version réduite du loft de mes rêves dans un ancien hangar). Rien ne se perd (nan, j’déconne, plein de trucs se perdent, à commencer par la probité de nos dirigeants et la démocratie) et cette visite déclenche un tsunami. L’envie de changement est là, chacun d’entre-nous n’a plus que ce projet en tête (traduction pour ceux qui ne nous connaissent pas intimement : Madame a décidé de déménager sous un mois max et Petite Demoiselle et moi-même ne pouvons que monter dans le train. Se retrouver sur la voie devant la motrice n’est pas l’idée du siècle.). Et puis en envisageant ce premier choix nous avons fait sauter deux verrous : accepter de dépenser un peu plus pour le loyer et se procurer une voiture (pour accéder à des quartiers plus éloignés du lieu de travail de Madame).

Comme nous ne serions pas nous sans les rebondissements la suite prête à rire (jaune). Prise de contact avec deux ou trois agences de locations, deux répondent et proposent des choses sympa. Le choix se précise et reste (singulier autorisé, voir Grevisse, le bon usage, paragraphe 936) deux logements en lice. L’un au 21ème étage d’une tour plutôt classe, l’autre au cinquième d’un ancien immeuble traditionnel restauré avec goût. Négociation serrée avec la proprio du 21ème (le mec de l’agence jouant son rôle à fond pour justifier son salaire nous laisse nous débrouiller entre nous), cela s’annonce bien. La vue est splendide, l’électricité est en 24/24 et bonus surprise : l’appartement est connecté à la fibre ! De ‘autre côté l’appart du cinquième est aussi connecté à la fibre, il est super grand, le proprio accepte le « tout compris » (le loyer inclus tout, électricité comprise même celle du générateur et pas d’augmentation chaque mois avec le cours du pétrole ou les envies de la mafia). Petite Demoiselle a une préférence pour le cinquième (tu m’étonnes, elle aurait une chambre de la taille d’un studio à Paris). Nous penchons aussi pour le coup de cœur et puis la proximité de la terre. 21 étages c’est quand même une déconnexion qui nous fait un peu flipper (Et oui Rico, le chamanisme laisse des traces, et pas que celles du vin rouge sur les lèvres, spéciale dédicace pour ce stage avec toi). Ce sera le cinquième de Monsieur Lucien ! Dernières négociations pour ajouter des batteries afin d’avoir l’éclairage et les prises actives en 24/24. Comme pour nous conforter dans notre choix nous apprenons par hasard que la grande tour n’est alimentée que 20 heures par jour. Oui, c’est bien pour le pays mais 21 étages par les escaliers parce que ton avion arrive de nuit c’est moins bien.

Tout est calé, nous donnons notre préavis (enfin y’a plus de bail où nous logeons, alors nous avertissons gentiment le proprio de notre départ), nous validons les dates et une dernière visite pour rencontrer le gendre qui gère l’appart et signer le pré-accord. Ah ben non en fait, c’est pour se rencontrer et nous préciser que la réponse sera dans la soirée. Hein ? Quelle réponse puisque nous avons échangé et validé par messages, avec l’agence, le fils et nous ? Heu, en fait, l’appartement n’est pas qu’à notre père/beau-père, il a un associé que nous n’avons pas encore averti des négociations, mais pas de panique, c’est une formalité. Bon, vous nous connaissez suffisamment pour deviner que l’associé en question a bloqué la transaction. Situation : Monsieur part bosser en France dans 48 heures, Madame part quand Monsieur revient, nous avons annoncé notre départ de l’appart actuel pour dans un mois et nous n’avons plus d’issue … Non, mais sérieux, j’adore la vie que nous nous sommes choisis. Jamais de train-train, d’habitudes, de répétitions ad nauseam.

La fille qui s’occupe de nous à l’agence nous promet de trouver un lieu charmant, dans les mêmes conditions et nous offre les frais de transaction. Ah ben oui, et puis la marmotte elle met le chocolat dans le papier d’aluminium. Pour une fois mon cynisme n’était pas justifié et je vous écris cet article d’un superbe appartement tout neuf, confortable, avec de l’eau propre, une isolation thermique moderne. Une voiture est garée en bas, Madame et Monsieur (Madame mieux, il faut être honnête) se déplacent avec facilité dans la circulation et la forme de chaos organisé qui régit le ballet des voitures, scooters, bus et camions. Beyrouth, deuxième phase de vie.

Quotidien

Et le pays pendant ce temps ?

Les choses ne changent pas, l’impermanence est au centre de la vie ici. La seule chose qui se stabilise c’est le taux de change. Depuis plusieurs semaines la Livre Libanaise est à l’équilibre aux alentours de 21.000 livres pour 1 dollars. Effet de manche avant les élections législatives, manipulation du cours par la banque centrale, réussite de la plate-forme de change officielle, calme de la demande en dollars après les visites de la diaspora pour les fêtes ? Sûrement un peu de tout cela. Personne ne semble se faire d’illusion sur l’évolution à venir, la seule question qui divise un tant soit peu c’est le moment de la reprise de la dévaluation de la monnaie. En attendant les prix eux n’ont pas réellement baissés et restent proches de ce qu’ils ont atteint quand la livre s’effondrait à 33.000 LL pour 1 USD.

Les pauvres, ceux qui n’ont que des livres et pas de famille pour envoyer des devises étrangères, sont dans une situation de plus en plus difficile. La serveuse que j’ai rencontrée en arrivant dans le quartier m’a confié que le taxi nécessaire à son aller-retour quotidien (elle est en fauteuil roulant et n’a pas accès à un autre moyen de transport) lui revenait à son salaire journalier. Elle travaille 8 heures par jour uniquement pour ne pas perdre sa couverture sociale.

Les plus nantis (ceux qui ont des salaires en devises, des biens à louer, des entreprises à l’étranger, les filles et fils « de », …) profitent d’une vie confortables et peuvent payer sans sourciller les 45 dollars (en fresh money) pour une remontée à la journée à la station de ski de Faraya. Pour rappel 45 USD cela représente 950.000 LL, c’est à dire une fois et demi le salaire minimum mensuel, un peu comme si le forfait dans les Pyrénées t’était proposé à 1800 euros la journée !

La sécurité reste une constante : se promener la nuit, marcher seule pour une femme, changer de l’argent à un guichet dans la rue, laisser son téléphone sur la table en terrasse pour aller aux toilettes, autant de petits gestes qui sont un appel au vol ou à la violence en France et qui sont quotidiens à Beyrouth sans entrainer de conséquences négatives.

L’électricité brille toujours par son absence (oui, elle était facile). EdL propose environ une heure par jour (dans la réalité) et communique sur 3 heures par jour (dans tes rêves). Les générateurs de quartiers ou d’immeubles complètent plus ou moins. Dans les complexes haut de gamme il est possible d’avoir 20 heures par jour, dans les quartiers moins bien nantis cela peut descendre à 6 heures par jour. Et c’est pour ceux qui peuvent payer bien sûr. Quelle que soit la durée le forfait démarre aux environs de 1.000.000 LL pour 5 ampères (de quoi allumer les ampoules). Compter 15 ampères pour vivre à peu près correctement (c’est à dire se chauffer, chauffer l’eau, s’éclairer et faire tourner le frigo et de temps en temps un lave-linge sans jongler avec le disjoncteur en permanence). 15 ampères c’est 3.000.000 de Livres dans le meilleur des cas (3,5 à 4 millions en montagne). Je vous rappelle le salaire minimum (650.000 LL) et moyen (750.000 LL) mensuel et vous laisse faire le calcul : combien de personnes doivent vivre sous le même toit, avec chacune un salaire, pour s’éclairer, se chauffer, manger et se déplacer (ah oui l’essence s’approche des 400.000 LL pour 20 litres). Même calcul pour ajouter des frais accessoires comme les soins et l’école des enfants. Pour ce dernier point c’est de l’humour puisque dans les familles les plus pauvres les enfants doivent travailler pour participer à l’effort commun, ce qui supprime le coût de la scolarité. La vie est bien faite quand même !

Les beaux jours reviennent, les visites devraient reprendre rapidement. Peut-être une randonnée en raquette, une visite du Shouf sud (pour compléter notre séjour dans le nord), la plaine de la Bekaa (depuis le temps que nous en avons envie), Tripoli ? Aucune idée, notre vie étant pleine d’imprévus ce sera la surprise pour nous comme pour vous.

Deux remarques qui me viennent en relisant ces derniers paragraphes :

Oui, il peut paraitre indécent de parler de visites et de randonnées de notre part quand la situation d’une partie de la population autour de nous est aussi précaire. C’est une réalité et nous nous posons la question presque au quotidien, pour l’instant nous n’avons pas de réponse claire et définitive.

A celles et ceux qui jugent parfois le Liban à travers mes écrits et le comparent à un pays du tiers monde (ce qui n’est pas faux sur certains points) je vous invite à vivre 6 mois dans la peau d’une famille de RSA ou de smicards avec deux enfants. La France ne doit pas avoir beaucoup de leçons à donner. Et ici au moins nous ne nous faisons pas contrôler par des Robocops de pacotille qui ont une micro érection à chaque fois qu’ils coincent un chevelu (ou une mini-jupe) sans pass-vaccinal et les voisins ne nous dénoncent pas pour « non port du masque » (Hé ! Je ne parle pas de nos vrais voisins en France qui nous manquent et avec qui nous attendons impatiemment les apéros cet été).

2 réflexions sur “ Seuls les Pokémons évoluent ”

  • 21 février 2022 à 17:56
    Permalink

    Coucou,

    Top cet article.
    En tout cas pour voir tout ce qui se passe ici aussi, je doute que la France actuelle puisse donner beaucoup de léçon (et quelque soit le sujet).
    Même quand on est tenté de critiquer la manière russe pour réprimer les manifestations on se dit que le volet « gilets jaunes » ne nous permet plus de la ramener 🙂

    Bizouuuuuuuus

  • 12 mars 2022 à 13:41
    Permalink

    Vous avez tenu 1 an et demi sans les commodités habituelles…belle prouesse déjà !!!! Profitez de ce nouveau quartier, on dirait un appart à Manhattant !
    L’expérience ski avec vu sur la mer doit être exceptionnelle et unique (pas beaucoup d’endroit sur terre pour proposer ça)…A faire non !?
    Ici on tombe enfin le masque et le Pass dans 2 jours !!!!! Et on s’entraîne à pédaler car le gazoil est affiché à 2,20 € !!!
    Amusez vous bien,
    La bise Lotoise

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